Sublime

Le théâtre de la nature est encore fermé au printemps
A l’intérieur on entend quelques chants d’oiseaux
Des grenouilles accordent leurs cordes, un écureuil s’entraîne
Premiers bruits d’été
en répétition pour le jour du spectacle
Pour quand l’amour aura enfin fini de manger ses pâtes
Qu’il pourra enfin se lever,
en bon metteur en scène, alors il dira « bon c’est pas tout ça ! »
Alors il terminera d’essuyer le ketchup sur ses lèvres,
reposera d’un geste résolu sa serviette sur la table d’hiver
s’étirera de façon pas très discrète
remettra ses cheveux sur le côté, éclaircira sa voix de vieux bourgeois
Un jour, demain, en juin peut-être
il pourra enfin reprendre sa baguette de chef d’orchestre

Sur la scène le soleil a raté son entrée
Il faudra retravailler
Il ne connaît pas encore très bien son texte
Parle fort quand il faut murmurer
Se tait quand il faudrait parler
On répète bientôt la scène principale
C’est ce moment dans la pièce
Où tout le monde doit chanter
En même temps
Si chacun pour l’instant s’est exercé
a plutôt même réussi son petit monologue
il est beaucoup plus difficile de faire beauté ensemble

c’est donc la cacophonie, comme on s’y attendait
le bordel du printemps
on ne sait pas pourquoi les bourgeons se mettent à hurler
les chiennes aboient, les moineaux crissent
le climat s’inquiète, on ne sera jamais prêt pour juillet

quand soudain entre la petite fille, tout le monde se tait
la promesse de son sourire met tout le monde d’accord
elle est sublime dans sa robe de printemps
Elle dit chut aux instruments mal accordés
En attendant le chef d’orchestre, elle est bien obligée
Le soleil un peu honteux de s’être trompé la regarde bouche-bée
Elle a un bijou cassé à la boutonnière
Sert les dents
Bouge les pieds
Tient une toute petite fleur à la main
Une grande tige qui vient du cœur

Comment dire ?

Comment direA l’époque encoreJe n’avais que des joujousEn guise de stylos Je faisais chuchoter mes playmobilsMettais sur Barbie des robes volubilesMais ne pouvais jamais rhabiller au dehorsMon petit papa qui à l’ombre des doudous – chut – il dort encore Comment direCe petit truc en moins quand je gagnais aux billesSur la maison de mes poupées leLire la suite « Comment dire ? »

Tout ça

moi je sais pas trop pourquoi les hommes rêvent tout ça
moi je suis pas le plus enchanté tout ça
c’est vrai qu’moi je suis pas le mieux sapé ni rien
n’empêche que quand il fait froid et ben moi j’rêve pas
quand y fait froid tout ça et ben moi je remonte juste les draps
y faudrait pas
non y faudrait pas qu’on attrape froid
mais c’est si froid la vie
c’est si froid tout ça

non j’sais drôlement pas pourquoi qu’les autres y rêvent la nuit
pourquoi plutôt qu’on se serrait pas
hein au lieu de s’en aller pour d’ faux dans une aut’ vie
chercher dans sa teutê la mer des cabanes et puis l’ailleurs s’il y en a
pourquoi qu’on se serrait pas juste là
tout contre toi et moi

non j’comprends rien à pourquoi qu’les autres rêvent
et puis en gros le reste aussi non plus
la vie c’est comme moi c’est comme toi c’est comme ça
tout ce que j’ sais c’est que quand j’ai froid
et ben moi je remonte juste les draps
alors c’est pour ça que tant qu’y aura la nuit
moi je continuerai de remonter les draps sur toi
tant que toi tes mers tes cabanes tout en toi dormira
encore et encore je te mettrai des mots par-dessus
pour que la nuit elle les touche pas
pour que dans ta teutê tes rêves ta vie tout ça
t’ais jamais froid

Couleurs

Entre terre d’envie et ciel de pluie
je préfère ce maigre endroit
qu’on ne voit presque pas
Ce filament que notre amour silencieux a bâti
Et que seul.e moi connais
Et que seul.e toi habites
Une connexion invisible et stratosphérique
où nos couleurs, que nous avons protégées de la journée en secret,
s’unissent

Jean Favre

Publication de « Couleurs ukrainiennes »

Très fier de faire partie des textes sélectionnés par le collectif « Poètes sans frontières » pour figurer dans le recueil de poèmes « Couleurs ukrainiennes »!

Les premières épreuves doivent paraître d’ici quelques jours. Les bénéfices seront reversés au profit des réfugiés en Ukraine. Parfois les actions poétiques peuvent faire plus que seulement panser les âmes

C’est une synapse

C’est une synapse que je fais rarement vibrer
Elle est, des autres, assez éloignée
Elle a préféré laisser la place à leur symphonie
Se mettre à l’écart de leurs moqueries
Des qu’en dira-t-on et de tous ces vilains mots
Qui circulent parfois dans le reste de mon cerveau

Elle reste depuis blottie dans son coin
A l’abri des étincelles et de ces connexions
Que les synapses d’habitude aiment faire
Elle soigne sa différence
Loin de leur exubérance
On est toujours un peu discrète
Quand, à ses douleurs, on n’a pas d’interprète

C’est une synapse dont je joue rarement.
Comme elle, je préfère celles qui vivent l’instant,
Celles qui crient, celles qui rient
Elle est de celles qui aiment mieux rester transparent
Et laisse volontiers sa place au vacarme et au bruit
Plutôt que d’entendre qui pleurent ses propres tourments

C’est une synapse que j’ai préféré ignorer
Tant elle est sauvage, craintive et frêle
Nous avons tous en nous une synapse rebelle
La mienne s’est isolée des guillemets
Pour mieux entendre tes pas s’ils venaient
Car il n’y a que toi et tes caresses qui savez,
Dans ce fourbi qu’est ma poitrine, où la trouver.

C’est une synapse que je n’ose plus chatouiller
Elle ne veut plus voir le moindre sentiment
Elle sait maintenant qu’il est des étincelles qui tuent
Si, comme elle, on les ignore trop longtemps
Elle ne regrette même plus de s’être tue
Quand mes nerfs l’informaient que tu passais devant elle
Ses émotions sont désormais un combat de boxe
Depuis qu’elle te connaît, elle se tait en désintox.

Quand parfois dans la nuit les autres se taisent
Elle rêve qu’il existe une photosynthèse
Qui saurait t’amener près d’elle,
Qui te ferait entendre ses plus jolis murmures,
Toutes ces fleurs fragiles en elle
Que par timidité, elle n’a jamais osé cueillir

C’est une synapse que je fais rarement sonner
Elle a la voix des anges, la corde fine d’une épine
En la jouant, on aurait peur de la casser
C’est qu’elle est un peu comme moi,
Elle se terre dans ma poitrine
Et n’ose sortir que quand elle te voit
Tes yeux sont les seuls à avoir deviné qu’elle est là
Seules tes caresses savent en jouer
Il n’y a qu’elles pour la faire vibrer sans la casser